Dans un monde de plus en plus connecté, où les différences deviennent des passerelles plutôt que des murs, certaines personnalités incarnent avec justesse cette harmonie entre les cultures. Christelle Yobo est l’une d’elles. Née à Cocody, élevée entre Yopougon et Abobo, cette femme à la prestance tranquille a su tracer son sillon entre l’Afrique de ses origines et l’Europe de son engagement. Aujourd’hui députée à Hambourg, en Allemagne, elle incarne une nouvelle génération de leaders : enracinée, résolument moderne, et profondément humaniste. De passage en Côte d’Ivoire, sa terre natale qu’elle qualifie affectueusement de « source », elle nous a accordé un entretien empreint de sincérité, pour évoquer son parcours, sa vision de l’Afrique, et sa mission de représentante d’une diversité assumée.

Pouvez-vous nous raconter votre parcours, de la Côte d’Ivoire à l’Assemblée allemande ?
Je suis née en Côte d’Ivoire, à Cocody, le 23 mai 1978. J’y ai effectué toute ma scolarité jusqu’à l’Université, où j’ai obtenu un DEUG 2. C’est en 2000, lors d’une exposition, que je suis partie en Allemagne. J’ai commencé par apprendre la langue, puis repris des études en sciences économiques. J’ai obtenu une maîtrise en gestion commerciale, avec une spécialisation en marketing et économie industrielle.
Pour financer mes études, j’ai multiplié les petits boulots. Une fois diplômée, il m’a semblé naturel de rendre à la société qui m’avait accueillie. J’ai toujours été attirée par le social, pour moi, la vie repose sur l’échange, le « donner et recevoir ».
C’est ainsi qu’est née l’ONG NaJe, qui accompagne les migrants, africains ou non, dans leur intégration au sein du système socio-économique et culturel allemand. En 2019, j’ai lancé le NaJe Festival, un événement dédié à la diversité culturelle afin de promouvoir la Côte d’ivoire et l’Afrique dans son ensemble.
Puis, la pandémie de Covid-19 m’a ouvert les yeux sur un autre besoin : celui d’un pouvoir politique pour influencer les décisions impactant notre quotidien. J’ai alors franchi un cap en m’engageant activement en politique. J’ai rejoint le Parti social-démocrate (SPD) de ma commune, où j’ai gravi les échelons jusqu’à devenir co-présidente de la commune de Rothenburgsort. En juin 2024, j’ai été élue députée de Hambourg-Centre.
En quoi vos origines ivoiriennes ont-elles influencé votre trajectoire personnelle et politique ?
Mes racines ont toujours été une source de force. Je suis très attachée à la culture ivoirienne. Le NaJe Festival, que j’ai initié et qui se tient chaque troisième week-end de juin, en est l’un des témoignages. L’édition 2025 aura lieu les 21 et 22 juin à Elbpark-Entenwerder, à Hambourg.
Chez moi, mes enfants grandissent avec des valeurs africaines. J’essaie de leur transmettre la fierté de leur double identité. Par exemple, même si je suis très occupée, je trouve du plaisir à suivre les créateurs de contenus ivoiriens sur les réseaux sociaux. J’adore leur humour, leur manière de parler – c’est une façon pour moi de rester connectée.
Cette authenticité m’a permis d’avancer sans complexes. Lorsque je me suis lancée en politique, je suis restée moi-même. J’ai mis du temps, de l’engagement, et de la disponibilité. Et je crois que c’est précisément cette vérité que les gens ont perçue.
Avez-vous toujours voulu faire de la politique, ou est-ce un engagement qui s’est imposé à vous ?
La politique m’a toujours attirée. Je m’y suis intéressée dès mon plus jeune âge. C’est donc un rêve que je vis aujourd’hui pleinement, avec passion. Mais mon équipe de campagne, à qui je dis merci pour le soutien, a aussi contribué à ma victoire à l’élection.
Comment conciliez-vous votre identité allemande et vos racines africaines ?
Le racisme existe partout – que ce soit en Afrique, en Europe, ou ailleurs. En Allemagne, il peut être subtil, parfois latent, même au Parlement. Mais cela ne m’a jamais arrêtée. J’assume mes origines dans tous les domaines : politique, social, universitaire, culturelles.
Je vis de manière simple, sans hypocrisie. Je donne toujours 100 % dans ce que j’entreprends. Être moi-même, c’est aussi être ivoirienne. C’est ce que je transmets à mes enfants : se présenter comme des Allemands, mais d’origine ivoirienne – avec fierté. Mieux vaut le dire d’emblée, pour ne laisser à personne l’occasion de le rappeler avec condescendance.

Quelles sont les causes qui vous tiennent le plus à cœur ?
Je suis profondément attachée à la culture, au tourisme, à l’économie de proximité et à la justice sociale. Je siège d’ailleurs dans plusieurs commissions liées à ces domaines. Mon objectif est d’améliorer concrètement la qualité de vie, notamment des migrants et des personnes âgées, que j’accompagne aussi en tant que directrice bénévole de AWO centre.
Je crois aussi beaucoup en l’entrepreneuriat des jeunes. Le financement des start-ups, l’accès aux ressources, l’autonomie économique des femmes sont des priorités.
Je milite également pour l’inclusion – un concept différent de l’intégration. On peut être intégré dans une société, sans jamais être inclus. Aujourd’hui, avec un réel pouvoir de décision, je peux porter ces valeurs à un autre niveau.
Quels défis rencontrez-vous en tant que femme noire dans la politique allemande ?
Être femme en politique est déjà un défi en soi. Y ajouter le fait d’être noire complexifie davantage les choses. Le racisme est parfois invisible, souvent déguisé, mais bien présent. Pourtant, je ne m’y attarde pas. Je reste concentrée sur mes objectifs, mes ambitions, mes résultats.
Je refuse de me définir par les barrières que d’autres tentent d’imposer. Mon énergie est tournée vers l’impact. Je sais ce que je vaux, je sais pourquoi je suis là, et je m’en tiens à cela.
Comment votre présence au Parlement est-elle perçue par vos collègues et par la communauté africaine d’Allemagne ?
La société allemande sait reconnaître les compétences. Elle vous accorde sa confiance, vous confie des responsabilités. Mais franchir certains paliers de pouvoir reste encore délicat. Il y a parfois une forme de réticence silencieuse à voir des personnes issues de la diversité accéder aux postes les plus stratégiques.
En revanche, pour la communauté africaine, ma présence est une fierté. Beaucoup me le disent. Ils voient en moi une preuve que l’on peut briser les stéréotypes. Que l’on peut être noire, femme, issue de la diaspora, et représenter dignement dans un hémicycle européen. Cela a du poids, cela donne de l’espoir et valorise la diaspora.
Selon vous, que manque-t-il à la politique allemande pour être réellement inclusive ?
Il manque avant tout un changement profond de mentalité. Cela dit, depuis le drame de George Floyd, beaucoup de choses ont évolué. L’Allemagne a mis en place des dispositifs concrets contre le racisme dans plusieurs secteurs : des cellules d’écoute, des programmes de sensibilisation, des formations pour les employeurs. On avance, lentement, mais sûrement. Et plus on valorise la diversité, plus on se rapproche d’une société harmonieuse.

Quel regard portez-vous sur la diaspora africaine en Allemagne ?
Je vais être franche. Une partie de la diaspora reste enfermée dans un schéma de survie. On fait des petits boulots, on s’épuise pour envoyer de l’argent au pays, tout en oubliant de construire quelque chose de durable pour soi. Résultat : on vit dans la précarité, dans l’illusion, parfois dans la nostalgie d’un pays où l’on ne vit plus vraiment.
L’Europe est exigeante. Il faut s’adapter, se former, se positionner. On ne peut pas vivre en Europe en pensant encore comme au « bled ». Il est temps de se réinventer, d’investir autant dans le pays d’accueil que dans celui d’origine. On ne vit qu’une fois.
Êtes-vous impliquée dans des projets de coopération entre l’Allemagne et la Côte d’Ivoire ?
Oui, absolument. À travers mon ONG NaJe, nous avons déjà construit cinq écoles en Côte d’Ivoire, et une au Niger, avec des infrastructures complètes : trois à quatre salles de classe, cantine, toilettes, aires de jeu…
Le NaJe Festival est aussi un lieu de rencontre entre opérateurs économiques allemands et africains. Nous voulons créer des ponts d’investissement durables, faire découvrir à l’Allemagne le potentiel immense de la Côte d’Ivoire. Notre pays a une jeunesse dynamique et un marché avide d’initiatives. Nous travaillons à promouvoir la Côte d’Ivoire en particulier et l’Afrique en générale.
Un mot sur l’actualité politique ivoirienne ?
Je souhaite que les prochaines élections se déroulent dans la paix, la sagesse et la dignité. La politique ne doit jamais coûter une vie humaine. On peut avoir des visions différentes, mais toujours dialoguer avec respect.
Quels modèles vous ont inspirée dans votre parcours ?
Mon premier modèle, c’est ma mère : By Kouanye Jeannine, Epse Yobo. Une femme forte, simple secrétaire de profession, mais capable de subvenir aux besoins de cinq enfants – tout en aidant ses frères et sœurs. Je n’ai compris l’étendue de son sacrifice qu’en entrant moi-même dans la vie active. Elle est pour moi un symbole de résilience et de grandeur silencieuse.
En politique, mon modèle est la Présidente du Parlement de Hambourg. Mariée, mère de trois enfants, toujours présente, toujours disponible. Elle m’accompagne à mes événements, aide à installer des chaises sans jamais mettre en avant son titre. Elle incarne une forme d’humilité rare dans la sphère politique.

Quel est votre plus grand rêve en tant que femme politique ?
Changer concrètement la vie des gens. Améliorer leur quotidien à travers mes décisions, mes projets, mes engagements. Peu importe que cela passe par mon mandat de députée, par une mairie, un ministère, ou même par mon ONG. Je veux être à la bonne place, au bon moment, pour agir.
Si vous pouviez proposer une loi européenne sur l’immigration, que défendriez-vous ?
Je militerais pour la simplification des procédures de visa. Elles sont trop longues, trop complexes. Il faut faciliter la circulation, les échanges, la formation. Que chacun puisse aller là où il peut apprendre, grandir, évoluer. Cela ne peut que renforcer nos sociétés.
Quel message souhaitez-vous transmettre aux jeunes filles ?
Croyez en vos rêves et ayez confiance en vous. Soyez ambitieuses. Entourez-vous des bonnes personnes, de celles qui vous élèvent. Travaillez dur, soyez patientes, osez, tout en demeurant humble et soumise à votre créateur.
Et sur un plan personnel… L’Honorable Christelle Yobo est-elle mariée ?
Pas encore mariée, mais je partage ma vie avec mon compagnon, mon fiancé dans la joie et la bienveillance pour notre bonheur. J’ai deux merveilleux enfants. C’est un équilibre précieux.
Comment conciliez-vous vie politique, vie professionnelle et vie de famille ?
Tout repose sur une organisation rigoureuse. Chaque soir, je planifie le lendemain. J’ai aussi appris à vite responsabiliser mes enfants. Mon fils de 14 ans est très autonome, et même ma fille de six ans comprend mes absences.
Mon conjoint joue un rôle essentiel. Il est mon roc, mon soutien ce qui contribue à mon épanouissement. Sans lui, je ne pourrais pas m’engager aussi pleinement. Nous sommes une vraie équipe, portée par la grâce de Dieu.
Quels sont vos moments de loisir ?
Avant, je lisais beaucoup. Aujourd’hui, je me détends en suivant les vidéos ivoiriennes pleines d’humour, ou en dansant avec mes enfants. J’aime aussi voyager, marcher au bord de la mer, écouter de la musique chrétienne.
Entretien réalisé par Serge EKRA